Il ne reste que des cendres

Une tasse, une pipe et des cendres

La veille de son anniversaire, il y a trois ans exactement, mon père est mort au Népal. Il avait disparu de ma vie depuis tant d’années. Je ne savais même pas qu’il y vivait. Je m’étais préparée depuis longtemps à recevoir cet appel. Mais en fait, rien ne peut jamais nous préparer à apprendre ce genre de nouvelles. Au Népal vous dites ?

Pour avoir l’impression de gérer, j’ai essayé de prendre les choses en main d’un aspect pratique. Ne pas se laisser submerger par l’émotion et enfiler sa tenue de vaillant petit soldat. Au fait, comment fait-on pour s’occuper des obsèques de son père à Kathmandu ? Fallait-il y aller ? C’était ma toute première intuition ; y aller, coûte que coûte. Mais peut-être le consulat de Belgique pourrait-il m’aider ? ( ben non ).

Mais alors, que faire ? Serais-je capable de gérer ça en débarquant toute seule là-bas ?

Ce fut une semaine étrange. Finalement, je suis restée chez moi. Pour être franche, j’avais peur de partir, je ressentais le besoin de me protéger en mettant les choses à distance. Mais je m’en voulais de ne pas être capable de le faire. Alors, je rationalisais en me disant que je serais plus efficace ainsi. Ces jours-là, j’ai vécu à l’heure népalaise. Je contactais inlassablement tous les services capables de m’aider, ou, au moins, de me renseigner. D’abord, trouver la morgue, puis négocier. J’ai vite compris que mes journées seraient consacrées à ça : négocier. Et ensuite ? Sans police d’assurance, impossible de rapatrier son corps.

Bhim

C’est alors que j’ai reçu un appel. Bhim connaissait bien mon père. Il l’avait aidé à installer dans son jardin un système de recyclage de bouses pour les transformer en gaz combustible. Ca ne m’étonnait pas de lui; son côté professeur Tournesol a baigné mon enfance. Bhim vit à Chitwan, à plusieurs heures de route de Kathmandu, mais est prêt à m’aider. Comment vais-je bien pouvoir lui demander de s’occuper des obsèques de mon père pour moi ? Je m’apprêtais à demander le plus grand service de ma vie à quelqu’un que je ne connaissais pas.

Sans lui, je ne sais pas comment j’aurais fait. Moi au téléphone et lui à Kathmandu, on a réussi à organiser ses obsèques dans le respect des traditions bouddhistes. Comment décrire le moment où j’ai accompagné Bhim par téléphone alors que le corps de mon père se réduisait un tas de cendres ?

Je n’ai pas réussi à organiser le rapatriement du corps de mon père mais j’ai invité Bhim chez nous, un an après, pour nous apporter l’urne. Je vous passe les détails administratifs ; inviter un enseignant népalais en France n’est pas une chose aisée, les visas ne sont donnés qu’au compte-goutte. Bhim venait pour la première fois en Europe. Quand il est descendu du train dans ma garrigue, j’étais apaisée. Je sais que mon père aurait aimé que les choses se passent ainsi.

Quand Bhim nous a tendu la boîte contenant ses cendres, je n’ai pas y osé y toucher ; j’ai demandé à mon cher et tendre de la ranger pour moi. Il y avait aussi sa pipe et sa tasse. Pendant la semaine qu’il a passée à la maison, on a visité ensemble ma région et je l’ai accompagné à la rencontre des écoles de mes garçons. Puis, il a continué son voyage en Europe, invité par d’autres familles.

Il reste une pipe, une tasse et une boîte de cendres. Mais 3 ans après, je ne sais toujours pas que faire de ses cendres. Mon père était fou d’alpinisme et je me dis qu’il aimerait qu’on l’accompagne une dernière fois dans ses chères Alpes. Mais ne devrais-je pas, plutôt, conserver ses cendres dans un lieu où sa famille pourrait se recueillir ?

Pour ses obsèques, j’ai pris les décisions seule. J’ai eu la chance de rencontrer quelqu’un d’extraordinaire en chemin. Sans même me connaître, il m’a rendu le plus grand service que je puisse demander.

Mais les mois ont beau passer, je ne suis toujours pas capable de prendre seule cette dernière décision. Une ultime décision pour refermer le chapître rocambolesque de mon enfance. Tout ce que je sais, c’est qu’il y aura Glenn Gould en accompagnement.

Le 4 avril approchant, j’ai pensé que ça me ferait du bien d’écrire ces mots. J’en parle très rarement, je suis plus à l’aise avec un tuto de bibliothèque. Alors, je vais juste respirer et appuyer sur publier. Et la prochaine fois, promis, on se retrouve avec un article plus léger. 


Publié le

dans

S’abonner

Notification pour


guest



33 Commentaires

Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

Zazimutine

4 avril 2017 11 h 59 min

En tout cas, moi il m’a beaucoup touchée ton billet.
J’en ai les larmes aux yeux et des frissons…
Avec cette aventure peu commune autour des obsèques de ton père, et ce chemin passé en compagnie de Bhim, tu as pu finalement lui dire au revoir. Et ça c’est énorme ;)

bobette
bobette

4 avril 2017 13 h 04 min

Ma chère daphné,

Je rentre ce midi et pour faire une pause, je viens chez toi et je trouve ces mots qui me touchent énormément, pour plein de raisons…
Quel homme ce Bhim ! C’est si fort ce qu’il a fait pour ton père et pour toi. Tes interrogations sur le devenir de cette urne et de ses cendres sont fondées et peut être peux tu attendre encore pour avoir la réponse juste. Si elle ne s’impose pas , c’est qu’elle n’est pas encore évidente, je crois du moins….
En tous cas, nous savons d’où vient ton âme aventurière désormais. tu as bien fait d’appuyer sur publier. Et je me permets : des bisous doux.

Anne

4 avril 2017 14 h 11 min

En tout cas, il y a de l’émotion. Si ce n’est pas encore le moment de décider, et bien attends, ça viendra, et tu sauras.

Miss Blabla

4 avril 2017 14 h 20 min

Forcément, ton billet est si empreint d’émotion, qu’elle se ressent très fortement. Les larmes ont un peu piqué les yeux.
J’ai failli ne pas te laisser de commentaire de peur de te paraître impudique, de crainte d’être indiscrète mais j’ai vu d’autres commentaires et me suis lancée.

J’ai toujours l’habitude de dire que si la décision ne semble pas évidente à prendre, c’est qu’il faut attendre…
Parfois on ne sait pas pourquoi ça avance ou pourquoi ça stagne et puis, plus tard, un jour, tout devient clair, évident…
Ma philosophie est que rien n’arrive par hasard et que tout arrive pour une bonne raison. Il faut parfois du temps pour le réaliser et le comprendre mais on finit toujours par y arriver.
Peut-être te faut-il le temps que Virgile grandisse encore et qu’il puisse mieux appréhender le souvenir d’un grand-père méconnu avant de le laisser partir avec son grand-frère et toi ? Peut-être te faut-il le temps de te réapproprier cette filiation et cette « proximité » retrouvée ? Peut-être tellement d’autres choses…
Fais-toi confiance !

Miss Blabla

Répondre à 

Daphné


4 avril 2017 17 h 25 min

Ton billet n’était pas du tout impudique…
C’est moi qui me sentais impudique à le commenter…

Tu vas finir par croire que j’ai une anecdote pour tout mais mon arrière-grand-père a disparu à verdun (jusque là…). Mon arrière-grand-mère a traîné ma grand-mère (qui avait 4 ans) partout (de Verdun aux administrations militaires) pour essayer de retrouver sa trace. En vain…
Ma grand-mère a toujours eu une photo de son père dans sa chambre. Toute la famille parlait de l’arrière-grand-père comme le héros de la famille.
Mon père s’est attaqué à notre généalogie et a regroupé tout un tas de documents sur la bataille de Verdun mais sans avancer sur son grand-père (qui n’est même pas inscrit au Mémorial puisque pas retrouvé).
Un jour, ça m’a attrapée et j’ai demandé son dossier à mon père et j’ai commencé mes recherches de mon côté grâce à internet. Je te passe les détails, les fausses-pistes, les échanges avec d’autres personnes, les visites aux archives départementales, etc
Et puis, un jour, quelqu’un avec lequel j’étais en contact m’a envoyé un mail en me disant qu’il avait trouvé ce que je cherchais tant : l’acte de décès militaire de mon arrière-grand-père…
Ma grand-mère était déjà décédée mais je n’ai pas besoin de te décrire l’émotion qui s’est emparée de mon père et celle qu’on a ressentie tous les deux quand quelques mois après (grâce à un ami radiesthésiste), nous nous sommes rendus dans le bois en question grâce à la boussole et aux azimuts.
Ce jour-là, j’ai eu l’impression nette qu’un poids se levait, que mon arrière-grand-père reprenait la place qu’il aurait toujours dû garder dans la généalogie familiale (sans plus, sans moins), que je rendais son père à ma grand-mère…
Depuis lors, je ne m’intéresse que de très loin à la généalogie familiale… ;-)

Miss Blabla

Répondre à 

Daphné


4 avril 2017 22 h 36 min

Non, je laisse ce soin (s’il en a envie) à mon père.
C’est étrange mais, autant, j’ai éprouvé un besoin impérieux de chercher à finir ce chapitre, autant, ce « détail » finalement m’importe peu.
On sait maintenant grâce à l’acte de décès militaire et aux citations du régiment qu’il s’est comporté courageusement (mais comme tous les hommes qui étaient sur le front !). Il est mort au combat en protégeant le repli de son unité. Il est à notre mémorial familial comme ses camarades le sont (j’espère) à celui de leurs familles. C’est ça qui est important.
Ma grand-mère et mon arrière-grand-mère n’ont pas couru en vain. On leur a rendu et, ça, pour moi, c’est énorme !

Si mon père ou mes frères souhaitent faire cette démarche, je serai là et j’en serai ravie mais je n’en éprouve pas le besoin personnel… peut-être un jour…

bobette
bobette

Répondre à 

Miss Blabla


5 avril 2017 13 h 24 min

Il m’intéresse beaucoup ton témoignage. j’ai chez moi un carnet roue ayant appartenu à mon arrière grand-père Georges. Ses écrits s’arrêtent à Verdun; A t’il été blessé là-bas?
Il est revenu je le sais par ma grand-mère. Je crois qu’il avait perdu la tête car il l’attachait pour la garder auprès d’elle!!!Il est mort quelques années plus tard. Peut être se sont ils croisés? J’en ai les larmes aux yeux de te lire aussi.

Fanchette
Fanchette

4 avril 2017 15 h 13 min

Quelle incroyable vie a dû avoir ton père !
Sans savoir quelles furent vos relations, ni te connaître vraiment, on sent à travers ton texte un fort lien de filiation. C’est la classe d’avoir un père qui construisit une cuve pour fermenter les bouses (on appellerait pas ça un méthaniseur de nos jours ?) à Kathmandu.
Ceci dit, je ne sais pas ce que font les bouddhistes des cendres de leurs disparus ?
As-tu envie, toi, d’un endroit où te recueillir en pensant à lui ? Ou préfères-tu savoir son souvenir ancré dans les sommets alpins ?
Ayant eu une fois à gérer ce genre d’ »héritage » j’ai décidé en fonction de ce qui me faisait le plus de bien. Il y a des moments où il faut savoir être égoïste.
Bien amicalement,

Penat13
Penat13

4 avril 2017 18 h 59 min

Un vrai Roman .. merci pour tes mots. C’est un billet différent qui me touche beaucoup

Mila
Mila

Répondre à 

Daphné


4 avril 2017 21 h 14 min

Etre seule à décider, voilà qui est difficile. Peut-être attendre, en effet, que Virgile grandisse un peu pour en discuter avec tes enfants, voir ce qu’ils souhaitent aussi ? Demander à la petite fille qui rit aux éclats dans sa poussette, au fond de toi, ce qu’elle aimerait le plus ? Le temps sera ton précieux allié.
Et ce blog, reflet de tes pensées et de ton quotidien, intime et joyeux, profond et léger, n’en n’est que plus riche.

Val Lao sur la Colline

4 avril 2017 22 h 18 min

Quelle émotion dans cette histoire qui est la tienne ! C’est profondément touchant.
Malgré ce que tu dis de vos relations perdues depuis longtemps, on sent de ta part une véritable tendresse, voire une certaine admiration pour cet homme qui fut ton père. C’est très émouvant.
Quant à cette décision que tu ne sais pas prendre, sans doute est-ce parce que tu ne peux pas encore la prendre. Ça viendra. Peu importe le temps qu’il faudra.
Je t’embrasse

bobette
bobette

Répondre à 

Daphné


5 avril 2017 13 h 25 min

Ah la la c’est bien vrai ce que dit Boris Cyrulnik.

jo Ridée Rieuse

5 avril 2017 7 h 30 min

C’est une histoire romanesque et touchante. On comprend d’où vient ton gout pour l’aventure et les tutos de bricolage.
Sans aucun doute, cet homme a mis un grain de folie dans sa vie … et dans sa mort.
Apparemment, il ne planifiait rien. Tu peux donc faire comme lui, laisser du temps au temps pour prendre ta décision pour les cendres.
Ce début avril ravivera, chaque année, son souvenir. Le tas de cendres, il faut peut être le voir comme un clin d’œil, genre ‘tu vois, je suis revenu près de toi, le reste n’a pas d’importance’.

Yanne
Yanne

5 avril 2017 23 h 03 min

Mon père est mort il y a 22 ans. A sa demande, il a été incinéré. J’ai décidé que jamais plus je n’accepterai cela tellement c’était horrible. Quand le croque mort m’a tendu l’urne, j’ai reculé et c’est ma belle-mère qui l’a emportée. Lorsqu’elle a suggéré que nous répandions les cendres en mer, comme il aurait voulu, avec les enfants, j’ai encore reculé, je n’étais pas prête. Aujourd’hui, j’ai perdu la trace de cette dame et je n’ai pas fait le deuil de la seule personne qui pouvait comprendre mes différences. L’été dernier, je me suis dit qu’inscrire son nom sur le caveau familial, dans mes Alpes, même si ce n’était pas « sa » famille, pourrait m’aider à avancer. J’ai besoin d’un endroit où m’assoir pour lui parler. Cela peut paraître ridicule mais c’est ainsi. Alors je comprends si bien ce que tu écris aujourd’hui. Je me réjouis de ta rencontre avec Bhim et de ce que vous avez pu partager. Take care, Daphné, je crois que ceux qui nous ont aimées ne sont pas complètement partis.

Carole
Carole

6 avril 2017 12 h 35 min

Ton histoire me touche à double titre :d’abord parce que je viens de perdre mon papa il y a un peu plus d’un mois ensuite parce que mon fils aîné était au Népal pendant le tremblement de terre (et j’ai bien eu peur de le perdre à ce moment là..)
on n’est pas préparé à vivre ces moments là et c’est d’autant plus difficile quand on n’es pas entouré de frère et sœurs. Il faut faire les choses comme tu les ressens,échanger à ce sujet avec tes proches,tes enfants ,ceux qui t’aiment et te connaissent bien…
déjà d’avoir raconté ici cette histoire pourra peut être t »aider à avancer
A bientôt

Smouik
Smouik

10 avril 2017 13 h 17 min

Très nouvelle sur ce blog puisque je le découvre via Armelle… Et pour un premier billet que je lis, ma foi, c’est du « lourd »… Il n’y a que toi qui saches ce que tu dois faire bien sûr mais n’oublie pas cette toute première intuition qui te disait d’y aller. Il y a peut-être quelque chose à creuser de ce côté-là…
Haut les coeurs en tout cas !

Soleil
Soleil

18 avril 2017 14 h 26 min

Juste un petit mot pour te dire que ce billet est beau et très touchant.
Il donne envie d’en savoir plus sur ce papa explorateur féru de montagne pour qui l’aventure semble avoir pris le dessus sur la famille.
Bon après-midi :)

Petite G
Petite G

1 mai 2017 8 h 40 min

Merci pour cet article sincère, intime et très, très touchant…

Carole
Carole

21 janvier 2019 17 h 13 min

Bonjour Daphné,
Comment, en 2-3 clics de promenade sur ton blog, je me retrouve devant cet article…je ne sais pas !
On avait parlé il y a peu de ton enfance, après ton dernier post à ce sujet.
Presque 2 ans après les « cendres », qu’en as-tu fait finalement ?
Quelle histoire….
Bises